3.
Au-delà de son luxe, la suite est effectivement confortable, accueillante, et manifester son appréciation ne coûte pas le moindre effort à Mr. Silvera. On attend de lui qu’il soit content de cette installation, et lui, balançant une jambe dans un fauteuil du salon intermédiaire, sourit, content en effet, tout comme il ferait en trouvant refuge sous des arcades par un jour de pluie ou sous un platane par un jour de touffeur.
Mais il ne tarde pas à s’apercevoir que ses bonnes dispositions à l’égard du contingent, de l’immédiat, ne sont pas pour le moment partagées. La femme qui se trouve avec lui, et qui pourtant a eu l’idée de ce transfert logistique, ne semble pas aussi satisfaite, fait montre d’une certaine agitation, d’un certain malaise : elle vague de côté et d’autre, touche, déplace, comme si elle ne savait plus bien que faire de lui, d’eux ; ou bien regrettait ce qui maintenant lui paraît un choix imposé par elle, craignant de lui avoir donné le sentiment qu’elle l’a forcé, contraint. On ne peut non plus exclure qu’elle retourne en même temps dans sa tête de nouveaux soupçons, de nouvelles questions anxieuses concernant le passé et le futur.
Quoi qu’il en soit, Mr. Silvera n’ignore point qu’en des moments comme celui-ci toute honnête tentative pour démêler l’écheveau conduirait sans aucun doute à des enchevêtrements ultérieurs, encore plus inextricables que les anciennes disputes entre talmudistes. Et, puisque Mr. Silvera n’est ni le rabbin Hillel, qui établit les sept règles de la raison, ni le rabbin Yossef ben José de Galilée qui les porta à trente-deux, il préfère s’aventurer dans la direction opposée et miser sur la salutaire simplicité du quotidien, voire du domestique.
N’y a-t-il pas à Rome, s’enquiert-il distraitement, un mari plus ou moins en attente d’un coup de téléphone ?
Sa suggestion suscite une stupeur écarquillée, de laquelle, sitôt après, surgit une muette marée de gratitude, d’admiration, d’extatique transport. La proposition d’adjoindre le mari – le monde réel, normal – à ce territoire feutré, suspendu de manière précaire entre l’être et le non-être, a obtenu un plein succès. Le mari est appelé, trouvé chez lui, on le passe, il est affectueusement interrogé sur des questions d’insomnie, de sinusite, d’autres encore, presque talmudiquement diététiques. Il est ensuite mis au courant de tout ce qui, hormis Mr. Silvera, se produit à Venise.
Mr. Silvera balance tranquillement sa longue jambe. Il se rend compte que ce minutieux récit téléphonique n’est en aucune manière entaché d’hypocrisie, ne vise nullement à dissimuler l’indicible ; au contraire, par son ardeur, sa richesse de détails, ses précisions, ses nuances, ses conjectures, il est identique, dans sa forme sinon dans sa substance, à un enthousiaste et quelque peu prolixe discours amoureux, il en constitue en quelque sorte une fidèle transposition. Personne n’est trompé, personne n’est exclu de l’intime et domestique chaleur de ce conseil de famille à trois.
Du flux narratif de l’épouse, qui, de temps à autre, lui jette de limpides regards de bonheur, Mr. Silvera apprend ainsi, en même temps que l’époux, les premiers détails relatifs au grand dîner de ce soir chez Cosima (Tu sais, Cosima, la cousine de Raimondo ?) et l’histoire complète de la collection Zuanich : depuis la déconvenue qu’elle a constituée pour tous, jusqu’au sordide épilogue vers lequel elle s’avance maintenant. Par l’intermédiaire de l’intrigant Palmarin, c’est la Federhen (Tu sais, la sournoise Federhen ?) qui achètera pour une misère cet assemblage de croûtes afin de le disperser ensuite à l’étranger sous Dieu sait quelles attributions. Une affaire discrète, de ce point de vue.
Mais alors pourquoi (doit avoir demandé le mari) n’essaie-t-elle pas de la conclure elle-même, cette affaire discrète ?
Mais parce que, chez Fowke’s, certaines choses ne se font pas.
Et d’ailleurs, pour la Federhen, tout cela ne sert probablement que de couverture à une affaire bien plus grosse, un « coup » avec des milliards à la clef, à en juger par un curieux indice.
Suit la diffuse explication du curieux mais infaillible indice, et l’hypothèse que le « gros coup » soit lié à la villa de Padoue. À moins que la villa aussi ne serve de couverture, ne soit qu’une fausse piste concertée avec le frauduleux Palmarin ? Ce serait bien de pouvoir le découvrir, de déjouer les sinistres desseins de la rivale. Mais comment faire ?
Oui, en théorie on pourrait espionner la Federhen, pour vérifier avec qui elle est en contact, mais ce n’est pas le carnaval, il paraîtrait curieux de se promener masqué, et puis, les contacts, il est si facile de les maintenir par téléphone, n’est-ce pas ? L’idéal, certes, serait d’avoir à sa disposition un véritable espion, un professionnel très expert, par exemple israélien, on dit que ce sont les meilleurs services secrets du monde, c’est ça, exactement, le Shin Beth ou le Mossad. Mais, à défaut, il y a toujours Chiara avec ses relations, il y a Raimondo avec ses tournées cancanières, il y a Cosima, toute crédule qu’elle soit, et facile à mettre dans sa poche…
Bref, il n’est pas dit que tôt ou tard – tôt, de préférence –, on ne parvienne à venir à bout d’un mystère au fond assez simple. Quelqu’un, à Venise, dans quelque palazzo, ou mansarde, ou soupente, ou îlot perdu, a quelque chose d’exceptionnellement important, d’exceptionnellement précieux à vendre. Tout est là. Maintenant, il convient donc de se démener, et par conséquent de se dire au revoir, de se recommander mutuellement d’éviter le surmenage, les excès, les heures indues et les mets indigestes. Se dire au revoir à nouveau. Raccrocher.
Mr. Silvera s’étire dans son fauteuil avec volupté.
S’est-il beaucoup ennuyé ?
Pas du tout. Au contraire, il a suivi avec un vif intérêt le compte rendu du problème.
Un beau problème, non ? Un beau mystère. Quelle opinion s’en est-il faite ? Peut-il avancer quelque hypothèse, suggérer une ligne d’enquête qui, à partir des obscénités de la Federhen, permette de remonter à la cachette, au lieu secret où se trouve le « gros coup » ?
Mr. Silvera garde les yeux mi-clos, ses longues jambes étendues devant lui et croisées à hauteur des chevilles.
— Je ne m’y connais pas, dit-il, et sa voix semble pousser une plume suspendue dans l’air ; mais il vaudrait peut-être la peine d’aller vérifier de nouveau cette collection tant méprisée.
— Alors qu’elle a déjà été vérifiée et revérifiée par quantité de spécialistes, y compris ceux de la Direction des beaux-arts ? Cela fait presque une semaine qu’on peut la visiter, qu’elle est là sous les yeux de tous.
— Justement. Parfois les meilleures cachettes…
— La fameuse histoire de la lettre volée ?
Oui, aussi, mais ce n’était pas à cela qu’il pensait. Le fait que la vieille propriétaire fût sur le point de vendre pour si peu, et que ce fût la sournoise Federhen qui achetât, lui a fait venir à l’esprit la fameuse histoire du rabbin Schmelke.
— Tu sais, dit-il, le rabbin Schmelke de Nikolsburg ?
— Non. Dis-moi tout de suite.
Ce rabbin, donc, explique Mr. Silvera, avait l’habitude de jeter des sous par la fenêtre à tous les mendiants qui passaient. Si bien qu’un jour où il n’avait pas de sous, il fouilla dans les bijoux de famille et jeta à un vieux une bague qui lui tombait sous la main. Si bien que sa femme lui fit une scène terrible, car la pierre de la bague valait une fortune. Si bien que le rabbin Schmelke se montra de nouveau à la fenêtre et se mit à crier qu’on retrouvât le vieux. Et, quand on l’eut retrouvé, il lui cria : « J’ai appris maintenant que cette bague vaut une fortune ! Prends bien garde de ne pas la vendre pour trop peu ! »
Une histoire extraordinaire, dit avec une admiration et un extatique transport renouvelés la femme qui se trouve au côté de Mr. Silvera.
Si bien qu’en définitive, avec la double bénédiction d’Edgar Alan Poe et du rabbin Schmelke, on laissera tomber la Ca’d’Oro avec ses admirables fresques de Pordenone, et on retournera plutôt à la petite porte en chêne avec ses impressionnants portiers (lesquels, qui sait, sont peut-être eux-mêmes de connivence avec la Federhen et Palmarin aux dépens de la vieille Zuanich), pour vérifier à nouveau si, parmi ces toiles de rebut, ne se cache pas un Titien.